L'HOTELLERIE

Par Paul HAUCHECORDE

 

Un poète vient de mourir qui fut un aubergiste fameux: Paul Harel.

Fils d'un avocat de Vimoutiers, il n'avait aucun goût pour la chicane. Dieu sait pourtant si celle-ci doit nourrir son homme en Basse-Normandie ! Il préféra tenir l'auberge d'Echauffour, que son grand-père, Auguste-Gérard du Rouvray, avait bâtie en 1822.

Echauffour, "village Louis XIII, de pierre et de brique, de tuile et d'ardoise", où, depuis près de deux cent ans, les Rouvray, de père en fils, logeaient à pied et à cheval. Au pignon de l'auberge du grand-père, l'enseigne de la Croix de Saint-André, suspendue à une barre de fer, se balançait, remuait au moindre vent, grinçait dans les tempêtes: "c'était l'âme symbolique et frémissante de la maison ".

Ce fut en 1877 que Paul Harel, après avoir rempli caves et greniers, alluma ses fourneaux. La demeure ne lui était pas inconnue: il y avait été élevé. Il y avait vu défiler, bambin timide, toutes sortes de clients que grandissait son imagination: le duc d'Audiffret-Pasquier et le baron de Mackau en tournée électorale; le petit Flard, qui poussait devant lui un troupeau de trente-deux cochons; M. Bouche, voyageur en liquides, possesseur d'un remarquable talent de société: celui d'imiter la mouche ou le bourdon de la cathédrale de Strasbourg; M. Froville, le gros veneur, dont la panse palpitait au fumet du boudin de campagne; les herbagers étalent devant le feu leurs opulentes blouses à ramages; M. Le Cœur qui, le dimanche occupait le haut d'une table où, sur les réchauds fumaient les plats de tripes; l'oncle Molvaut, sa femme Virginie et leur fils le commandant de cuirassiers; auxquels on servait toujours une tête de veau; [Grig V] l'ainé, dont la voiture, pleine d'almanachs, était traînée par deux chiens; des montreurs d'ours et une vieille tireuse de cartes, ridée, édentée, qui prédit au futur aubergiste:

Tu seras colonel et tu épousera la fille d'un général…

Là, un soir inoubliable, en 1861, étaient descendus de leur antique cabriolet M. et Mme de Corday D'Armont, lui vêtu des pieds à la tête de velours vert, elle perdue dans les cerceaux d'une crinoline. Ils avaient englouti un appétissant dîner, vidé une bouteille de vieux bourgogne. Après la galette toute chaude et le café fumant, la mère de Paul Harel fut priée de chanter quelques romances de Loïsa Puget. M. de Corday D'Armont entonna ensuite des airs de chasse qui firent accourir tout Echauffour devant les fenêtres de l'auberge. Puis il sortit sur la place avec son piqueux et tous deux dans la nuit, au milieu du cercle des villageois embouchèrent leurs trompes, lançant aux étoiles les fanfares triomphantes des Hallalis.

A cette même époque, de quel prestige se paraît aux yeux du bambin – un peu terrifié – Turquetin, l'arracheur de dent, le plus célèbre charlatan de haute et Basse-Normandie ! Il arrivait sur une voiture imposante, aux roues vermillonnées, aux lanternes d'argent, à la caisse brune, zébrée de virgules, et pénétrait dans l'hôtellerie, flanqué de six musiciens.

 

***

 

Sous le règne de Paul Harel, l'auberge ne désemplit pas loin de là ! Un rameau de laurier – du laurier que l'on cueille au bois des muses – décora l'enseigne. Et la renommée culinaire de la maison grandit avec la réputation littéraire du poète, que l'on imaginait maniant tour à tour la poêle et la plume.

A vrai dire – il l'a avoué tout bas – il ne faisait pas lui même la cuisine : il se contentait de la surveiller, de commander aux servantes. Mais c'étaient les flammes de l'âtre qui échauffaient son imagination. De charmant recueils naquirent ainsi, parmi le fumet des plats: Rimes de broche et d'épée, Gousses d'ail et fleurs de serpolet.

Il y chantait à la manière de Moncelet, les tripes et le fromage. Il y célébrait l'antique tourne broche, dont le rythme s'accordait à celui des strophes.

 

" Le canard grassouillet, la caille potelé,

Le dindon blanc de peau, le pigeonneau veiné

Ont, depuis soixante-ans, tourné, tourné, tourné,

Sous l'effort de ta roue à l'ardente volée."

 

De Vatel, il rappelait la fin tragique:

 

"Je songe à cet aïeul qui fut un grand seigneur,

Et qui, comme Turenne, est mort au champ d'honneur."

 

Plus tard, en deux livres de prose, Souvenirs d'Auberge et A l'ancienne du Grand Saint-André, il conta sa vie d'hôtelier.

Ah ! Qu'on était bien reçu chez Paul Harel – même lorsque, gueux ou baladin, on avait la poche vide ! Sur les nappes immaculées, jalonnées de pichets normands, éclataient des assiettes rouges de Lisieux. Les mets étaient exquis, les vins "clairs et chauds comme le génie gaulois". Aviez-vous copieusement bu et mangé, toute la maison était radieuse: "car, en cette auberge chrétienne, on songeait d'abord à la satisfaction, au bonheur physique et moral des client, quels qu'ils fussent."

Quel remue-ménage lorsque qu'arrivait un équipage de chasse à courre, parmi le piétinement des chevaux et les aboiements de la meute ! La Comédie Française en tournée dînait à Echauffour au son des fanfares. Paul Harel, lorsqu'il recevait Truffier ou Silvain, Haraucourt ou Poizat, déclamait des vers. En compagnie d'Octave Mirbeau, il évoquait les classes du collège de Régmalard. Et puis il jouait au domino avec le marchant de baromètres ou à la manille avec les herbagers.

"Monsieur Paul" était populaire dans toute la région. On lui pardonnait si volontiers les portraits sans malice qu'il traçait des uns et des autres dans l'Almanach de l'Orne ! Il était poète en son pays. On chantait ses chansons de chasse. On répétait les vers émus dédiés à sa vieille servante auvergnate Constance, qui besognât autour de l'âtre pendant un demi siècle.

 

***

 

L'auberge avait dû, quelques années avant la guerre, fermer ses portes. Mais son souvenir, dans la mémoire des hôtes et des lecteurs de Paul Harel, demeure impérissable. Elle prend, dans le recul du temps, un aspect légendaire.

Je la revois avec son fronton triangulaire, qui lui donne des allures de castel. Elle se dresse sur un des côtés de la place auprès de l'église. Aujourd'hui en deuil, elle rayonnera de nouveau lorsque, dans un avenir proche – je le crois de tout mon cœur – Echauffour inaugurera devant son seuil le buste du poète aubergiste.

 

Paul HAUCHECORDE – 31 mars 1927.

Article tiré de "Paul HAREL – Ses obsèques. Quelques articles nécrologiques"

Imprimerie E. Langlois – Argentan, 1927.