LES LETTRES

Par Alfred POIZAT

 

L'homme charmant, qui vient de nous quitter, a été un de nos plus grands poètes catholiques ; mais il n'a pas occupé devant l'opinion le rang auquel il avait droit, et qu'il convient de lui reconnaître entre Francis Jammes et Louis Le Cardonnel.

Trois de ses recueils de vers sont d'admirables chefs d'œuvre : Aux Champs, les Heures Lointaines, En Forêt, qui marquent trois étapes de son talent. Un quatrième, d'une perfection peut-être un peu moins soutenue, porte un titre qui pourrait englober toutes ses dernières productions : Poèmes mystiques et champêtres ; où le géorgique virgilien rejoint l'homme intérieur de plus en plus tourné vers les choses de l'au-delà et les splendeurs de la Foi.

Ceux qui sont restés fidèles à la prosodie traditionnelle, à laquelle aujourd'hui reviennent la plupart des Symbolistes, trouveront chez Harel cette spontanéité, cette fraîcheur d'impressions, cette gentillesse, cette grâce naïve, espiègle, malicieuse, cette enivrante odeur de foin coupé, ces jeux de lumière et d'ombre, tout ce printanier et matinal paradis, où grimpent les écureuils, où gambadent lapins et lièvres et où se risquent, en des poses de mammouths, les gras blaireaux, parmi les chants d'alouettes et les sifflets de merles : bref tout ce qui nous charme en Francis Jammes, chez qui le sentiment de la Nature comme Chez Harel, explose en une allégresse toute franciscaine. Harel était le Jammes du Nord, plusieurs années avant que le Jammes d'Orthez eût commencé ses randonnées gourmandes et fantaisistes "parmi le thym et la rosée", au pays rajeuni de La Fontaine. Et certes Jammes, avec sa gaucherie volontaire et ses vers narquoisement boiteux, s'était révélé un bien malin compère en matière de rythme et de langue et savait comme pas un, sur son chalumeau de faune, envoyer ses petites, chansons jusqu'aux étoiles et faire, la nique à Apollon ; mais Harel n'était pas gaucher non plus, ni Normand à moitié et, sur le vieil instrument sonore, sans recourir aux dissonances de son jeune émule, il savait, pincer à propos la petite corde plaisante et "allier la grâce à la mélancolie". Tous deux étaient également pourvus de cette aimable sensualité de pauvre pécheur en qui survit un incorrigible gamin et qui, à force de charité chrétienne et de bonté évangélique, arriverait à faire douter que la gourmandise soit un aussi grand péché qu'on le dit, et ne soit même pas, pratiquée avec tant de fraternel don de soi, une sorte de petite vertu. A tout hasard, Harel avait cependant retenu pour cela sa place en Purgatoire.

En 1910, nous nous étions donné rendez-vous, Harel et moi, à Lourdes, où nous avions suivi, lui, le pèlerinage normand, moi le pèlerinage dauphinois. Comme celui-ci n'était arrivé qu'un jour plus tard, j'allai voir Harel à l'hôtellerie ecclésiastique qu'il m'avait indiqué. Je l'y trouvai seul, loin des autres convives, à un bout de table, plongé dans ses pensées, son visage exprimant je ne sais quoi de découragé, de morne, d'accablé.

- Vous avez mal dîné ? lui dis-je.

- Ah ! mon ami, me répondit‑il, les malheureux ! ils sont parvenus à neutraliser le goût des choses, à rendre, je ne sais par quelles funestes manipulations, tous les aliments insipides ! Ils n'ont pas craint d'altérer les dons de Dieu !

Cette sensualité contagieuse et tendre, cet amour de la vie qui fait fraterniser le poète non seulement avec les hommes, mais avec les animaux, les plantes, les sources, la lumière et toute la terre maternelle, voilà le don premier, essentiel, d'où jaillit la poésie naturiste et qui caractérise aussi bien la poésie d'Harel que celle de Jammes, lesquelles ne diffèrent entre elles que par leur technique. Jammes, aujourd'hui assagi, maître de son instrument, revint à la technique d'Harel ; mais il dut sa réputation et l'étonne­ment charmé qui l'accueillit au fait d'en avoir hardiment employé une autre. C'est pour avoir écrit avec tant d'adresse des vers faux, si amusants et si joliment émus, que Jammes se donna l'air d'avoir renouvelé la matière de la poésie naturiste et accapara l'attention du public, frappé aussi par ce nom presque anglais et par l'éloigne­ment d'Orthez, mirant à la frontière sa mystérieuse figure de petite ville dans les gaves montagnards. C'était la première fois qu'on entendait parler d'Orthez en littéra­ture, et cela vous avait un petit aspect romantique, à quoi s'ajoutait ce nom singulier de Jammes, qui paraissait être celui d'un élégant original. Dans le concert symboliste, on se plut à entendre monter, à la place laissée vide par Laforgue, ce solo délicatement bizarre de l'ermite pyrénéen. On ne prit pas garde que l' effet en était obtenu par une légère déformation des vers de François. Coppée, auquel il suffisait, d'ôter un pied de temps en temps et de styliser un peu la naïveté. C'était un art très roublard que celui de Francis Jammes en même temps que juvé­nile. D'aussi exquises gamineries et si réussies ne pou­vaient être que l'œuvre d'un rhétoricien, rompu à tout les escrimes d'une littérature vieillissante. Il y eut plu­sieurs adolescents de génie à la naissance du Symbolisme: Lautréamont, Rimbaud, Corbière peut-être, et sans doute aussi Jammes, qui, toute sa vie, est resté de cet âge, avec une pointe d'exotisme. Il a fallu probablement à Jammes cette occasion du Symbolisme, non seulement pour percer, mais encore pour se faire, sa jolie personnalité.

S'il eût été réduit à se développer sur le même terrain qu'Harel, il n'est pas du tout sûr qu'il s'y fût montré égal et qu'il ne fût pas resté en marge. Le talent, le génie même sont aussi beaucoup une affaire d'occasion.

Quant à Le Cardonnel, s'il est apparu tout d'abord dans la "Mêlée Symboliste", il nous faut bien reconnaître aujourd'hui qu'il rien fut que superficiellement, extérieu­rement, mais que sa poésie propre tient par toutes ses racines à la poésie traditionnelle française dans sa forme la plus haute. Louis Le Cardonnel ne s'est réalisé pleine­ment que sur le tard, dans ses admirables Carmina Sacra, qu'il lui appartenait spécialement d'écrire, parce que là seulement il a étreint sa pensée véritable, la substance de sa vie intellectuelle et morale, toute et originellement tournée dans le sens liturgique. Il a été le prêtre poète, celui qui réconcilie le mystère et la raison et formule les grands messages, celui dont le vers plein et brave a la majesté et le nombre qui conviennent aux choses de l'âme.

Sous ce rapport, beaucoup de ses strophes ne peuvent guère être dépassées. Les mêmes sujets attiraient depuis longtemps déjà Paul Harel, qui, malgré l'insuffisance de sa, formation théologique, ne laissa pas que d'y réussir parfois remarquablement, au point de lui faire écrire des strophes comparables aux meilleures de Le Cardonnel et même, bien antérieurement à ce dernier, des pièces entières, comme Crescsite et Multiplicamini, qui touchaient, il est vrai, à un pressant et douloureux problème : celui du Malthusianisme. Mais, en admettant même que, dans ce domaine, le Cardonnel ait été plus impressionnant, Hare1 eût repris l'avantage par la surprenante variété de ses dons.

 

***

 

Ce poète est né le 18 mai 1854, au joli bourg d'Echauf­four, dans l'Orne, où les Gérard Rouvray, originaires de la Bourgogne, parents de sa mère, tenaient une auberge fort achalandée. Son père venait de Vimoutiers, où il faisait profession d'avocat d'affaires, mais descendait des Harel, meuniers à Heugon. Les deux familles, avec des attaches rurales, se ramifiaient à la petite bourgeoisie du pays.

L'auberge à l'enseigne de la Croix de Saint-André ouvra à l'ombre de l'église et du clocher d'Echauffour, sa façade accueillante et avait ses murs contigus à la maison‑mère de l'Education Chrétienne, dont les nombreux pensionnats firent l'éducation des filles d'herbagers, d'usi­niers, de gens de loi, de médecins et donnèrent le ton à la bourgeoisie normande, qu'elles pénétrèrent de leur aimable piété, de leur chaste distinction et de leur poli­tesse.

Ainsi, rangées en triangle sur la petite place du bourg, l'église, l'auberge et le couvent vivant dans une union parfaite et formaient une société secourable à la fois au corps et à 1'âme, dont l'un ni l'autre n'avaient à souffrir.

Cette atmosphère saine et chrétienne rendait les Gérard sensibles au goût de la poésie. Et il leur arrivait, à la veillée, de lire ensemble Lamartine. Mlle Gérard, grande et belle jeune fille aux clairs yeux fins et doux, était une élève du couvent. Tout de suite on perçoit chez elle une timide ambition de bourgeoisie. C'est ce qui la décide probablement à épouser le petit avocat de Vimoutiers, qui, élève‑amateur de Delille, s'amuse à traduite Virgile en vers français. Les deux époux vont habiter, à l'autre bout d'Echauffour, un assez élégant logis en pierre de taille et s'essaient à leur nouvelle condition. Harel père s'acoquine aisément à sa douce vie de rentier, tandis que la force des choses ramène peu à peu Mme Harel à 1'auberge de ses parents, où elle reprend, avec ses habitudes, les frais bonnets villageois, qu'elle avait dû, quelque temps, échanger contre le chapeau des citadines, insigne de la bourgeoisie féminine. Trois enfants étaient nés au ménage, dont Paul Harel était le plus jeune. L'éducation de notre poète se res­sentit de cette espèce de renoncement des siens à s'élever sur l'échelle sociale. Il s'en accommoda fort bien. En fait d'école, je crois qu'il fréquenta surtout l'école buisson­nière. On ne peut même pas dire de lui qu'il fut un autodi­dacte. Le souci de s'instruire lui fit toujours défaut. Peu, d'hommes ont été moins grands liseurs que lui.

Les romans, qui captivent généralement les adolescents ou les jeunes gens, ne paraissent guère avoir excité sa curiosité. Toute sa vie, on ne lui connut qu'une passion : l'amour des vers, le goût du bon style. Un livre lui tombait il sous la main, il l'ouvrait, en lisait cinq ou six pages, unique­ment attentif à la manière dont c'était écrit. Aucun détail de forme ne lui en échappait. Sous ce rapport, on peut dire qu'il était né ouvrier d'art et jouissait comme personne de toutes les finesses, de toutes les élégances de ce métier spécial. Puis, vite fatigué, il refermait le livre. Si certain passage lui avait plu particulièrement, il le relisait à haute voix, pour mieux se rendre compte de sa solidité et de ses harmonies. Le morceau résistait il à l'épreuve, il souriait avec satisfaction et le tenait pour un modèle.

Il était assurément sincère ; lorsqu'il déclarait n'avoir jamais étudié ni la grammaire, ni la prosodie ; le sens grammatical aussi bien que le sens du nombre lui étaient innés.

L'orthographe des mots, dont il s'enchantait, faisait partie à ses yeux de leur personnalité. Il y en avait de nobles, de roturiers, de bohêmes, de gueux pittoresques, de graves et de hiératiques, d' aguichants ou d'inquiets, de sveltes ou de lourdauds, de carrés ou de fuselés, de diaboliques ou de candides, de mouillés ou de secs, de douloureux ou de fantômaux. Le monde des mots était vaste et varié comme l'univers. Il constituait une amu­sante société, qui avait ses lois naturelles et ses accords particuliers, lesquels s'apprenaient en parlant, quand on avait eu la chance de grandir en quelque canton de la vieille France et qu'on portait en soi un génie bien national. Il suffisait de les avoir observés dans les livres, d'avoir compris leur psychologie, leurs mœurs et leurs usages, leurs relations habituelles, leurs dépendances réciproques et l'esprit de logique qui y préside pour n'être guère exposé à se tromper. Et puis, quand on fré­quente des lettrés, il y a l'enseignement qu'on en reçoit, sans même s'en douter.

Or, il fréquenta de bonne heure les meilleurs poètes et lettrés de Normandie.

On n'imagine pas ce que, avec une excellente mémoire et un cerveau bien construit, on peut apprendre du milieu où l'on vit, quand ce milieu est vraiment cultivé et intellectuel. On se met tout naturellement à la page.

Les milieux cultivés sont une encyclopédie vivante, dont la conversation déroule les feuillets. Les vues philoso­phiques y succèdent aux vues sur l'histoire. Chacun, sans même s'en apercevoir, enseigne ce qu'il sait, met au point devant vous l'ensemble de ses connaissances. L'histoire ! tout notre pays de France la raconte avec ses châteaux, ses vieux villages, ses églises, dont. chacun est le commen­taire de l'âme d'une époque.

Or, Paul Harel a toujours porté, sur tout ce qu'il voyait ce même regard attentif aux plus petits détails, que j'ai signalé chez lui, à propos de sa façon de lire. Volontiers, il revenait devant le monument ou le paysage qui l'avaient frappé et ne s'en allait que lorsqu'il était sûr d'en emporter une image exacte et fidèle.

Ainsi ne cessa‑t‑il de s'instruire, en acquérant chaque jour sur les choses des notions justes et précises, qui venaient naturellement se classer dans les casiers bien tenus de sa mémoire. Et le peu qu'il savait, il le savait bien. Pour ce qu'il en avait a faire, c'était très suffisant.

La vie normande ressemble à la vie anglaise. Et Harel était un solide et gai Normand, c'est-à-dire un homme de plein air, actif, débrouillard, insouciant et joyeux, mélange de paysan et de gentilhomme, qui ne sent nullement le renfermé et qui s'arrange toujours à faire ce qui lui plaît, s'ébrouant comme un jeune poulain dans les herbages, avec une âme à la fois fine et naïve, dans un corps vif et bien découplé, humant le plaisir par tous ses pores. Comme les Anglais, il ne connaissait que les faits concrets.

A la buse il y .avait un chrétien des anciens âges, d'une foi aussi pure qu'intrépide, où le doute moderne ne pouvait pénétrer ni trouver le moindre aliment. L'inquié­tude religieuse lui semblait une maladie digne de pitié. et qui se dissipait à son sourire. Son âme était un ravissant vitrail, où, sous le regard du Ciel, se déployaient,­avec leurs châteaux, leurs églises, leurs forêts pleines de beaux animaux, leurs vertes collines dont il savait tous les noms, la Normandie et l'Ile de France.

La religion, Harel l'a apprise en la vivant. L'expérience heureuse, simple et quotidienne, qu'il en fit, lui en révéla le véritable sens. Ce joyeux compagnon fut un mystique. Du jour de sa naissance au jour de sa mort, il fut un paroissien modèle. Le miracle lui parut toujours la chose la plus naturelle du monde et presque la plus ordinaire. N'y pas croire lui paraissait bouffon.

Aussi se laissa‑t‑il vivre au fil des jours, s'acceptant tel qu'il était, s'arrangeant au mieux de tout ce qui lui arri­vait et ne se laissant manquer de rien. Je l'ai toujours trouvé convaincu que la Providence lui devait des compen­sations et les attendant imperturbablement. Des compensations, c'était un de ses mots favoris, un vrai mot de Normand, car il était Normand même avec Dieu. Au fait, il était incroyablement charitable et jusqu'à la plus folle prodigalité: d'une charité totale, qui réchauffait tous les cœurs autour de lui et qui s'adressait à tous, sans accep­tion de personnes. En tout homme il discernait un misé­rable frère de ces gueux à la Callot, dont le pittoresque l'enchantait, car à chacun de nous il manque toujours l'indispensable, le bonheur. Nous sommes tous malheu­reux, même et surtout quand nous nous refusons à l'avouer et que nous refoulons notre tristesse, nous drapant dans notre fierté.

Grâce à ce sentiment profond de l'égalité et de la misère des hommes, Harel n'envia jamais sérieusement un autre sort que le sien et se trouva toujours de plain-pied avec les gens de toutes les conditions, paysans, gros her­bagers, hobereaux, gentilshommes, grands intellectuels, poètes de grand ou de petit renom ; il savait parler la langue de chacun et leur, déverrouiller le cœur. Sa verve, sa fantaisie, son humour avaient tôt fait de les enchanter. Ah ! Quel délicieux compagnon c'était ! Et comme on le recherchait, comme il était le bienvenu partout et quel regret de le voir s'éloigner, d'être rendu par son absence à la morose solitude, à la mélancolie de l'horizon quoti­dien ! On vivait dans le souvenir de cette féerie.

En sa présence, au contraire, les cristaux étincelaient la nappe était plus blanche, les fruits plus odorants et plus appétissants ; les vieux seigneurs et les châtelaines du temps jadis souriaient dans leur cadre ; le parc s'éveil­lait de son sommeil ; les cerfs d'autrefois venaient bramer jusqu'à la porte, et de lointaines fanfares semblaient accompagner en sourdine, dans les futaies resurgies, les propos de ce merveilleux visiteur.

 

***

 

D'ambitions proprement dites, raisonnées, suivies, Paul Harel n'en eut jamais et il ne "réalisa" jamais exacte­ment en quoi cela pouvait bien consister.

D'abord, il n'avait besoin ni de livres, ni de tableaux, ni d'œuvres d'art, ni de beaux meubles; car il savait où les trouver, quand il lui arrivait d'en éprouver l'attirance. Toutes ces jolies choses étaient bien où elles étaient. Et leur nostalgie l'incitait à la promenade. Le sens des joies de la possession lui faisait défaut. Il portait avec lui tout son mobilier spirituel et tout son décor. Content de sa bonne mine, de ses jarrets solides, de ses yeux clairs, de ses cheveux en brosse si drus, de son allure de gentleman‑farmer à l'aise dans ses vêtements de bon goût et sous un chapeau discrètement original, il pouvait, pour le commun des jours, et sans risque d'être confondu avec les gens d'Echauffour, aller en sabots. Rien ne pouvait le faire déchoir de la bonne opinion qu'il donnait de lui-même. Harel n'avait pas l'ambition de devenir un monsieur. Il sentait qu'il était mieux que cela. Il n'eut pas davantage celle de devenir un grand poète, se contentant d'être un poète. Dès son enfance, il n'eut que le goût d'écrire des vers. Et cela l'empêcha de s'intéresser à quoi que ce fût ­d'autre et surtout d'étudier autre chose que la poésie, où il ne songea toute sa vie qu'à se perfectionner.

Quand vint l' âge de s'établir, il choisit sans hésiter la seule situation qui s'offrît à lui, et, sous prétexte qu'il n'y a pas de sot métier et que cela même serait d'un bon exemple, il se déclara prêt à prendre, à la tête de l'auberge, la, succession de son grand-père. Il épousa la fille du maire d'Echauffour, qui possédait quelque bien, et se fia sur elle de la gestion de l'affaire, lui-même se contentant de rece­voir les clients qui étaient de diverses marques, ce dont il s'amusait fort. Ce n'est qu'au théâtre que réussissent les aubergistes magnifiques. Harel ne sut pas évidemment être un aubergiste très sérieux, ce qui eût exigé des qualités d'économie, une surveillance, un esprit de suite, une comptabilité dont il n'était guère capable. Au lieu d'éviter le coulage, c'est lui qui l'organisa souvent. Sa femme, détournée par une maternité nombreuse, dut s'en remettre à ses servantes. L'affaire lentement périclita. Au bout de douze ans, il fallut arrêter les frais et fermer boutique.

Mais, dans l'intervalle, l'aubergiste s'était révélé poète d'une exceptionnelle qualité. Cela s'était dit au loin. Des gens comme Guitry et Mirbeau, étaient venus le voir. Mirbeau, emballé par Aux Champs, ce pimpant chef-­d'œuvre, claironna son enthousiasme dans un article du Gaulois. Ce fut le lancement, la grande notoriété.

Comme toujours, il y eut des jaloux, qui ironisèrent Paul Harel, blessé, voulut montrer au monde qu'il avait eu raison de rester dans son village et dans la modeste situation qu'on lui reprochait. Il lança sa superbe et éloquente riposte, son appel aux paysans déserteurs de la terre : Plebs rustica. Et quelques années plus tard, comme d'autres le raillaient d'avoir eu cinq enfants, il leur répon­dit plus magnifiquement encore dans son autre poème Crescite et multiplicamini. Le besoin de justifier sa conduite vis-à-vis de son entourage fit de lui le poète social qu'il fut quelque temps. Il reprit sa double thèse patriotique dans sa comédie de l'Herbager, qui faillit aller à la Comédie‑Française. Porel, à l'affût des nouveaux talents, se fit donner la pièce pour l'Odéon, qu'il dirigerait alors. Certains journaux annoncèrent un chef-d'œuvre, ce qui est toujours dangereux. La presse accourut au grand complet pour voir la merveille de ce poète paysan qui devait tout démolir. On en trouva la technique un peu naïve; le poète, improvisé dramaturge, ne savait pas encore l'art de tirer d'une scène tout ce qu'elle pouvait donner. Il manquait de métier plutôt que de génie. C'était assez pour faire ricaner ces critiques féroces, habitués à goûter surtout le savoir faire scénique et à juger les auteurs là-dessus. Le lendemain, ce fut l'exécution en règle. Porel intimidé retira, deux jours après, de l'affiche cet Herbager qui pourtant mérite peut-être de survivre à toute la littérature théâtrale d'alors, de marquer une date et d'être rangé en bonne place parmi les meilleures choses du second ordre. En tout cas, jamais le mal malhusien n'a été dénoncé en vers plus vigoureux, plus hardis et plus beaux.

Cet échec inattendu fut un écroulement pour Paul Harel, qui, au lieu de l'avenir brillant sur lequel il avait cru pouvoir compter, allait se retrouver en face de cruels soucis. Il entreprit de lutter, réunit une troupe, parmi laquelle il interprétait lui-même un rôle, et conduisit une tournée de sa pièce à travers les villes de la Normandie. Il y goûta le réconfort de quelques soirées triomphantes, mais au point de vue financier, se trouva bien heureux d'avoir à la fin joint les deux bouts.

Au fond, cela valut peut-être mieux ainsi. Si l'Herbager avait eu le succès espéré, Harel n'eût pas manqué d'écrire d'autres pièces dans le même goût. I1 eût été perdu pour la vraie poésie.

Harel, obligé de gagner la vie des siens, se fit placier en vins. Tous ses amis normands lui constituèrent une clientèle. Ce fut au cours d'une de ces visites au directeur de l'œuvre de Montligeon, que ce dernier lui fit la proposi­tion de monter avec lui une Revue. Ce fut ainsi que Paul Harel devint fondateur et directeur de La Quinzaine, qui tout de suite prit un rapide essor. La Quinzaine, que les lettrés catholiques n'ont pas oubliée, se présentait, sous un aspect fort agréable, comme une revue à la fois doctrinale et très littéraire, s'adressant surtout, à la clientèle des châteaux. Fonsegrives, qui, deux ans après, succéda à Harel, essaya, comptant sur une clientèle de prêtres, d'en faire l'organe de la démocratie catholique; mais les ecclésiastiques, auxquels il s'adressait, ne répondirent guère, son appel et les châteaux se désabonnèrent. Au bout de quelques années, La Quinzaine, accueillie avec tant d'espoirs, dut cesser sa publication et disparaître.

Ce séjour de deux ans à Paris, de 1893 à 1895, en plein mouvement symboliste, détermina chez Harel une heureuse évolution. Il subit vivement le charme aristocratique de la nouvelle poésie, à laquelle son chef, Henri de Régnier, avait su donner tant d'élégance intérieure et une si haute mélancolie. Evidement, sous cette influence. Harel ne fut changé qu'en lui-même; mais le gentilhomme‑né qu'il était, et qui s'ignorait, remplaça le poète rustique et social. Ses poèmes s'emplirent d'une musique plus secrète et d'une grâce plus romanesque. Aux robustes Voix de la Glèbe, parues en 1892, succédèrent les automnales et exquises sonates des Heures Lointaines ; après quoi, resserrant encore sa manière, il atteignit ce moule de perfection vraiment virgilienne, qui caractérise l' admirable recueil intitulé En Forêt, l'un des plus délicieux que ce siècle ait vu éclore.

Ce fut son sommet. Bientôt il demanda au mysticisme de nouvelles sources d'inspiration, dont témoignent ses Poèmes Mystiques et Champêtres et son beau recueil de sonnets, La Vie et le Mystère, parti chez Garnier. Il poussa même jusqu'à la théologie et la prophétie apocalyptique, accomplissant ainsi son cycle tout entier. Il y a encore de beaux éclairs dans ses derniers vers, que gâte un peu son souci excessif de la rime riche.

Mais, je le répète, c'est surtout sur ces trois recueils Aux Champs (1884), Les Heures Lointaines, En Forêt, qu'il faut le juger. Il y égale et dépasse les plus grands de sa génération.

Le poète chez lui est doublé d'un prosateur dont l' irré­sistible humour est coulé dans une langue d'une pureté classique. Plusieurs de ses contes paysans l'emportent sur ceux de Maupassant, non seulement par la beauté du style mais par la jolie émotion qui s'en dégage et qui les rend plus humains et plus vrais. Il faudra faire un recueil unique de ses récits et souvenirs d'auberge, épars dans divers livres et qui resteront au nombre des petits chefs, d'œuvre de notre littérature.

Et que dire de ceux qu'il se contentait de parler et qu'il n'a pas écrits ? de toutes ces petites comédies qu'il impro­visait pour notre joie et dont il était le récitant et le fantastique acteur ? Que dire de ses Chansons de Chasse, d'un charme si profond et auxquelles sa voix donnait de si poétiques résonances ? Que dire de toute cette poésie vivante, dont sort âme était l'inépuisable foyer et qui faisait de sa compagnie une perpétuelle fête de l'esprit et du cœur ?

Et qui dira le joyeux branle-bas qu'apportait chaque fois dans les cœurs cette nouvelle : "Harel arrive" Harel, prince des festins, roi du rire sain, maître en divine fantaisie, enchantement de l'amitié, fleur du Christianisme ?

 

Alfred POIZAT.

(1er Mai 1927)

Article tiré de "Paul HAREL – Ses obsèques. Quelques articles nécrologiques"

Imprimerie E. Langlois – Argentan, 1927.