LES LETTRES
Par Alfred POIZAT
L'homme charmant, qui vient de nous quitter, a été
un de nos plus grands poètes catholiques ; mais il n'a pas occupé devant
l'opinion le rang auquel il avait droit, et qu'il convient de lui reconnaître
entre Francis Jammes et Louis Le Cardonnel.
Trois de ses recueils de vers sont d'admirables
chefs d'œuvre : Aux Champs, les Heures Lointaines, En Forêt,
qui marquent trois étapes de son talent. Un quatrième, d'une perfection
peut-être un peu moins soutenue, porte un titre qui pourrait englober toutes
ses dernières productions : Poèmes mystiques et champêtres ; où le
géorgique virgilien rejoint l'homme intérieur de plus en plus tourné vers les
choses de l'au-delà et les splendeurs de la Foi.
Ceux qui sont restés fidèles à la prosodie
traditionnelle, à laquelle aujourd'hui reviennent la plupart des Symbolistes,
trouveront chez Harel cette spontanéité, cette fraîcheur d'impressions, cette
gentillesse, cette grâce naïve, espiègle, malicieuse, cette enivrante odeur de
foin coupé, ces jeux de lumière et d'ombre, tout ce printanier et matinal
paradis, où grimpent les écureuils, où gambadent lapins et lièvres et où se
risquent, en des poses de mammouths, les gras blaireaux, parmi les chants
d'alouettes et les sifflets de merles : bref tout ce qui nous charme en Francis
Jammes, chez qui le sentiment de la Nature comme Chez Harel, explose en une
allégresse toute franciscaine. Harel était le Jammes du Nord, plusieurs années
avant que le Jammes d'Orthez eût commencé ses randonnées gourmandes et
fantaisistes "parmi le thym et la rosée", au pays rajeuni de La
Fontaine. Et certes Jammes, avec sa gaucherie volontaire et ses vers
narquoisement boiteux, s'était révélé un bien malin compère en matière de
rythme et de langue et savait comme pas un, sur son chalumeau de faune, envoyer
ses petites, chansons jusqu'aux étoiles et faire, la nique à Apollon ; mais
Harel n'était pas gaucher non plus, ni Normand à moitié et, sur le vieil
instrument sonore, sans recourir aux dissonances de son jeune émule, il savait,
pincer à propos la petite corde plaisante et "allier la grâce à la
mélancolie". Tous deux étaient également pourvus de cette aimable
sensualité de pauvre pécheur en qui survit un incorrigible gamin et qui, à
force de charité chrétienne et de bonté évangélique, arriverait à faire douter
que la gourmandise soit un aussi grand péché qu'on le dit, et ne soit même pas,
pratiquée avec tant de fraternel don de soi, une sorte de petite vertu. A tout
hasard, Harel avait cependant retenu pour cela sa place en Purgatoire.
En 1910, nous nous étions donné rendez-vous, Harel
et moi, à Lourdes, où nous avions suivi, lui, le pèlerinage normand, moi le
pèlerinage dauphinois. Comme celui-ci n'était arrivé qu'un jour plus tard,
j'allai voir Harel à l'hôtellerie ecclésiastique qu'il m'avait indiqué. Je l'y
trouvai seul, loin des autres convives, à un bout de table, plongé dans ses
pensées, son visage exprimant je ne sais quoi de découragé, de morne,
d'accablé.
- Vous avez mal dîné ? lui dis-je.
- Ah ! mon ami, me répondit‑il, les malheureux
! ils sont parvenus à neutraliser le goût des choses, à rendre, je ne sais par
quelles funestes manipulations, tous les aliments insipides ! Ils n'ont pas
craint d'altérer les dons de Dieu !
Cette sensualité contagieuse et tendre, cet amour de
la vie qui fait fraterniser le poète non seulement avec les hommes, mais avec
les animaux, les plantes, les sources, la lumière et toute la terre maternelle,
voilà le don premier, essentiel, d'où jaillit la poésie naturiste et qui
caractérise aussi bien la poésie d'Harel que celle de Jammes, lesquelles ne
diffèrent entre elles que par leur technique. Jammes, aujourd'hui assagi,
maître de son instrument, revint à la technique d'Harel ; mais il dut sa
réputation et l'étonnement charmé qui l'accueillit au fait d'en avoir
hardiment employé une autre. C'est pour avoir écrit avec tant d'adresse des
vers faux, si amusants et si joliment émus, que Jammes se donna l'air d'avoir
renouvelé la matière de la poésie naturiste et accapara l'attention du public,
frappé aussi par ce nom presque anglais et par l'éloignement d'Orthez, mirant
à la frontière sa mystérieuse figure de petite ville dans les gaves
montagnards. C'était la première fois qu'on entendait parler d'Orthez en
littérature, et cela vous avait un petit aspect romantique, à quoi s'ajoutait
ce nom singulier de Jammes, qui paraissait être celui d'un élégant original.
Dans le concert symboliste, on se plut à entendre monter, à la place laissée
vide par Laforgue, ce solo délicatement bizarre de l'ermite pyrénéen. On ne
prit pas garde que l' effet en était obtenu par une légère déformation des vers
de François. Coppée, auquel il suffisait, d'ôter un pied de temps en temps et
de styliser un peu la naïveté. C'était un art très roublard que celui de
Francis Jammes en même temps que juvénile. D'aussi exquises gamineries et si
réussies ne pouvaient être que l'œuvre d'un rhétoricien, rompu à tout les
escrimes d'une littérature vieillissante. Il y eut plusieurs adolescents de
génie à la naissance du Symbolisme: Lautréamont, Rimbaud, Corbière peut-être,
et sans doute aussi Jammes, qui, toute sa vie, est resté de cet âge, avec une
pointe d'exotisme. Il a fallu probablement à Jammes cette occasion du
Symbolisme, non seulement pour percer, mais encore pour se faire, sa jolie
personnalité.
S'il eût été réduit à se développer sur le même
terrain qu'Harel, il n'est pas du tout sûr qu'il s'y fût montré égal et qu'il
ne fût pas resté en marge. Le talent, le génie même sont aussi beaucoup une
affaire d'occasion.
Quant à Le Cardonnel, s'il est apparu tout d'abord
dans la "Mêlée Symboliste", il nous faut bien reconnaître aujourd'hui
qu'il rien fut que superficiellement, extérieurement, mais que sa poésie
propre tient par toutes ses racines à la poésie traditionnelle française dans
sa forme la plus haute. Louis Le Cardonnel ne s'est réalisé pleinement que sur
le tard, dans ses admirables Carmina Sacra, qu'il lui appartenait
spécialement d'écrire, parce que là seulement il a étreint sa pensée véritable,
la substance de sa vie intellectuelle et morale, toute et originellement
tournée dans le sens liturgique. Il a été le prêtre poète, celui qui réconcilie
le mystère et la raison et formule les grands messages, celui dont le vers
plein et brave a la majesté et le nombre qui conviennent aux choses de l'âme.
Sous ce rapport, beaucoup de ses strophes ne peuvent
guère être dépassées. Les mêmes sujets attiraient depuis longtemps déjà Paul
Harel, qui, malgré l'insuffisance de sa, formation théologique, ne laissa pas
que d'y réussir parfois remarquablement, au point de lui faire écrire des
strophes comparables aux meilleures de Le Cardonnel et même, bien
antérieurement à ce dernier, des pièces entières, comme Crescsite et
Multiplicamini, qui touchaient, il est vrai, à un pressant et douloureux
problème : celui du Malthusianisme. Mais, en admettant même que, dans ce
domaine, le Cardonnel ait été plus impressionnant, Hare1 eût repris l'avantage
par la surprenante variété de ses dons.
***
Ce poète est né le 18 mai 1854, au joli bourg
d'Echauffour, dans l'Orne, où les Gérard Rouvray, originaires de la Bourgogne,
parents de sa mère, tenaient une auberge fort achalandée. Son père venait de
Vimoutiers, où il faisait profession d'avocat d'affaires, mais descendait des
Harel, meuniers à Heugon. Les deux familles, avec des attaches rurales, se
ramifiaient à la petite bourgeoisie du pays.
L'auberge à l'enseigne de la Croix de Saint-André
ouvra à l'ombre de l'église et du clocher d'Echauffour, sa façade accueillante
et avait ses murs contigus à la maison‑mère de l'Education Chrétienne,
dont les nombreux pensionnats firent l'éducation des filles d'herbagers, d'usiniers,
de gens de loi, de médecins et donnèrent le ton à la bourgeoisie normande,
qu'elles pénétrèrent de leur aimable piété, de leur chaste distinction et de
leur politesse.
Ainsi, rangées en triangle sur la petite place du
bourg, l'église, l'auberge et le couvent vivant dans une union parfaite et
formaient une société secourable à la fois au corps et à 1'âme, dont l'un ni
l'autre n'avaient à souffrir.
Cette atmosphère saine et chrétienne rendait les
Gérard sensibles au goût de la poésie. Et il leur arrivait, à la veillée, de
lire ensemble Lamartine. Mlle Gérard, grande et belle jeune fille aux clairs
yeux fins et doux, était une élève du couvent. Tout de suite on perçoit chez
elle une timide ambition de bourgeoisie. C'est ce qui la décide probablement à
épouser le petit avocat de Vimoutiers, qui, élève‑amateur de Delille,
s'amuse à traduite Virgile en vers français. Les deux époux vont habiter, à
l'autre bout d'Echauffour, un assez élégant logis en pierre de taille et
s'essaient à leur nouvelle condition. Harel père s'acoquine aisément à sa douce
vie de rentier, tandis que la force des choses ramène peu à peu Mme Harel à
1'auberge de ses parents, où elle reprend, avec ses habitudes, les frais
bonnets villageois, qu'elle avait dû, quelque temps, échanger contre le chapeau
des citadines, insigne de la bourgeoisie féminine. Trois enfants étaient nés au
ménage, dont Paul Harel était le plus jeune. L'éducation de notre poète se ressentit
de cette espèce de renoncement des siens à s'élever sur l'échelle sociale. Il
s'en accommoda fort bien. En fait d'école, je crois qu'il fréquenta surtout
l'école buissonnière. On ne peut même pas dire de lui qu'il fut un autodidacte.
Le souci de s'instruire lui fit toujours défaut. Peu, d'hommes ont été moins
grands liseurs que lui.
Les romans, qui captivent généralement les
adolescents ou les jeunes gens, ne paraissent guère avoir excité sa curiosité.
Toute sa vie, on ne lui connut qu'une passion : l'amour des vers, le goût du
bon style. Un livre lui tombait il sous la main, il l'ouvrait, en lisait cinq
ou six pages, uniquement attentif à la manière dont c'était écrit. Aucun
détail de forme ne lui en échappait. Sous ce rapport, on peut dire qu'il était
né ouvrier d'art et jouissait comme personne de toutes les finesses, de toutes
les élégances de ce métier spécial. Puis, vite fatigué, il refermait le livre.
Si certain passage lui avait plu particulièrement, il le relisait à haute voix,
pour mieux se rendre compte de sa solidité et de ses harmonies. Le morceau
résistait il à l'épreuve, il souriait avec satisfaction et le tenait pour un
modèle.
Il était assurément sincère ; lorsqu'il déclarait
n'avoir jamais étudié ni la grammaire, ni la prosodie ; le sens grammatical
aussi bien que le sens du nombre lui étaient innés.
L'orthographe des mots, dont il s'enchantait,
faisait partie à ses yeux de leur personnalité. Il y en avait de nobles, de
roturiers, de bohêmes, de gueux pittoresques, de graves et de hiératiques, d'
aguichants ou d'inquiets, de sveltes ou de lourdauds, de carrés ou de fuselés,
de diaboliques ou de candides, de mouillés ou de secs, de douloureux ou de
fantômaux. Le monde des mots était vaste et varié comme l'univers. Il
constituait une amusante société, qui avait ses lois naturelles et ses accords
particuliers, lesquels s'apprenaient en parlant, quand on avait eu la chance de
grandir en quelque canton de la vieille France et qu'on portait en soi un génie
bien national. Il suffisait de les avoir observés dans les livres, d'avoir
compris leur psychologie, leurs mœurs et leurs usages, leurs relations
habituelles, leurs dépendances réciproques et l'esprit de logique qui y préside
pour n'être guère exposé à se tromper. Et puis, quand on fréquente des
lettrés, il y a l'enseignement qu'on en reçoit, sans même s'en douter.
Or, il fréquenta de bonne heure les meilleurs poètes
et lettrés de Normandie.
On n'imagine pas ce que, avec une excellente mémoire
et un cerveau bien construit, on peut apprendre du milieu où l'on vit, quand ce
milieu est vraiment cultivé et intellectuel. On se met tout naturellement à la
page.
Les milieux cultivés sont une encyclopédie vivante,
dont la conversation déroule les feuillets. Les vues philosophiques y
succèdent aux vues sur l'histoire. Chacun, sans même s'en apercevoir, enseigne
ce qu'il sait, met au point devant vous l'ensemble de ses connaissances.
L'histoire ! tout notre pays de France la raconte avec ses châteaux, ses vieux
villages, ses églises, dont. chacun est le commentaire de l'âme d'une époque.
Or, Paul Harel a toujours porté, sur tout ce qu'il
voyait ce même regard attentif aux plus petits détails, que j'ai signalé chez
lui, à propos de sa façon de lire. Volontiers, il revenait devant le monument
ou le paysage qui l'avaient frappé et ne s'en allait que lorsqu'il était sûr
d'en emporter une image exacte et fidèle.
Ainsi ne cessa‑t‑il de s'instruire, en
acquérant chaque jour sur les choses des notions justes et précises, qui venaient
naturellement se classer dans les casiers bien tenus de sa mémoire. Et le peu
qu'il savait, il le savait bien. Pour ce qu'il en avait a faire, c'était très
suffisant.
La vie normande ressemble à la vie anglaise. Et
Harel était un solide et gai Normand, c'est-à-dire un homme de plein air,
actif, débrouillard, insouciant et joyeux, mélange de paysan et de gentilhomme,
qui ne sent nullement le renfermé et qui s'arrange toujours à faire ce qui lui
plaît, s'ébrouant comme un jeune poulain dans les herbages, avec une âme à la
fois fine et naïve, dans un corps vif et bien découplé, humant le plaisir par
tous ses pores. Comme les Anglais, il ne connaissait que les faits concrets.
A la buse il y .avait un chrétien des anciens âges,
d'une foi aussi pure qu'intrépide, où le doute moderne ne pouvait pénétrer ni
trouver le moindre aliment. L'inquiétude religieuse lui semblait une maladie
digne de pitié. et qui se dissipait à son sourire. Son âme était un ravissant
vitrail, où, sous le regard du Ciel, se déployaient,avec leurs châteaux, leurs
églises, leurs forêts pleines de beaux animaux, leurs vertes collines dont il
savait tous les noms, la Normandie et l'Ile de France.
La religion, Harel l'a apprise en la vivant.
L'expérience heureuse, simple et quotidienne, qu'il en fit, lui en révéla le
véritable sens. Ce joyeux compagnon fut un mystique. Du jour de sa naissance au
jour de sa mort, il fut un paroissien modèle. Le miracle lui parut toujours la
chose la plus naturelle du monde et presque la plus ordinaire. N'y pas croire
lui paraissait bouffon.
Aussi se laissa‑t‑il vivre au fil des
jours, s'acceptant tel qu'il était, s'arrangeant au mieux de tout ce qui lui
arrivait et ne se laissant manquer de rien. Je l'ai toujours trouvé convaincu
que la Providence lui devait des compensations et les attendant
imperturbablement. Des compensations, c'était un de ses mots favoris, un vrai
mot de Normand, car il était Normand même avec Dieu. Au fait, il était
incroyablement charitable et jusqu'à la plus folle prodigalité: d'une charité
totale, qui réchauffait tous les cœurs autour de lui et qui s'adressait à tous,
sans acception de personnes. En tout homme il discernait un misérable frère
de ces gueux à la Callot, dont le pittoresque l'enchantait, car à chacun de
nous il manque toujours l'indispensable, le bonheur. Nous sommes tous malheureux,
même et surtout quand nous nous refusons à l'avouer et que nous refoulons notre
tristesse, nous drapant dans notre fierté.
Grâce à ce sentiment profond de l'égalité et de la
misère des hommes, Harel n'envia jamais sérieusement un autre sort que le sien
et se trouva toujours de plain-pied avec les gens de toutes les conditions,
paysans, gros herbagers, hobereaux, gentilshommes, grands intellectuels,
poètes de grand ou de petit renom ; il savait parler la langue de chacun et
leur, déverrouiller le cœur. Sa verve, sa fantaisie, son humour avaient tôt
fait de les enchanter. Ah ! Quel délicieux compagnon c'était ! Et comme on le
recherchait, comme il était le bienvenu partout et quel regret de le voir
s'éloigner, d'être rendu par son absence à la morose solitude, à la mélancolie
de l'horizon quotidien ! On vivait dans le souvenir de cette féerie.
En sa présence, au contraire, les cristaux
étincelaient la nappe était plus blanche, les fruits plus odorants et plus
appétissants ; les vieux seigneurs et les châtelaines du temps jadis souriaient
dans leur cadre ; le parc s'éveillait de son sommeil ; les cerfs d'autrefois
venaient bramer jusqu'à la porte, et de lointaines fanfares semblaient
accompagner en sourdine, dans les futaies resurgies, les propos de ce
merveilleux visiteur.
***
D'ambitions proprement dites, raisonnées, suivies,
Paul Harel n'en eut jamais et il ne "réalisa" jamais exactement en
quoi cela pouvait bien consister.
D'abord, il n'avait besoin ni de livres, ni de
tableaux, ni d'œuvres d'art, ni de beaux meubles; car il savait où les trouver,
quand il lui arrivait d'en éprouver l'attirance. Toutes ces jolies choses
étaient bien où elles étaient. Et leur nostalgie l'incitait à la promenade. Le
sens des joies de la possession lui faisait défaut. Il portait avec lui tout
son mobilier spirituel et tout son décor. Content de sa bonne mine, de ses
jarrets solides, de ses yeux clairs, de ses cheveux en brosse si drus, de son allure
de gentleman‑farmer à l'aise dans ses vêtements de bon goût et sous un
chapeau discrètement original, il pouvait, pour le commun des jours, et sans
risque d'être confondu avec les gens d'Echauffour, aller en sabots. Rien ne
pouvait le faire déchoir de la bonne opinion qu'il donnait de lui-même. Harel
n'avait pas l'ambition de devenir un monsieur. Il sentait qu'il était mieux que
cela. Il n'eut pas davantage celle de devenir un grand poète, se contentant
d'être un poète. Dès son enfance, il n'eut que le goût d'écrire des vers. Et
cela l'empêcha de s'intéresser à quoi que ce fût d'autre et surtout d'étudier
autre chose que la poésie, où il ne songea toute sa vie qu'à se perfectionner.
Quand vint l' âge de s'établir, il choisit sans
hésiter la seule situation qui s'offrît à lui, et, sous prétexte qu'il n'y a
pas de sot métier et que cela même serait d'un bon exemple, il se déclara prêt
à prendre, à la tête de l'auberge, la, succession de son grand-père. Il épousa
la fille du maire d'Echauffour, qui possédait quelque bien, et se fia sur elle
de la gestion de l'affaire, lui-même se contentant de recevoir les clients qui
étaient de diverses marques, ce dont il s'amusait fort. Ce n'est qu'au théâtre
que réussissent les aubergistes magnifiques. Harel ne sut pas évidemment être
un aubergiste très sérieux, ce qui eût exigé des qualités d'économie, une
surveillance, un esprit de suite, une comptabilité dont il n'était guère
capable. Au lieu d'éviter le coulage, c'est lui qui l'organisa souvent. Sa
femme, détournée par une maternité nombreuse, dut s'en remettre à ses
servantes. L'affaire lentement périclita. Au bout de douze ans, il fallut
arrêter les frais et fermer boutique.
Mais, dans l'intervalle, l'aubergiste s'était révélé
poète d'une exceptionnelle qualité. Cela s'était dit au loin. Des gens comme
Guitry et Mirbeau, étaient venus le voir. Mirbeau, emballé par Aux Champs,
ce pimpant chef-d'œuvre, claironna son enthousiasme dans un article du
Gaulois. Ce fut le lancement, la grande notoriété.
Comme toujours, il y eut des jaloux, qui ironisèrent
Paul Harel, blessé, voulut montrer au monde qu'il avait eu raison de rester
dans son village et dans la modeste situation qu'on lui reprochait. Il lança sa
superbe et éloquente riposte, son appel aux paysans déserteurs de la terre : Plebs
rustica. Et quelques années plus tard, comme d'autres le raillaient d'avoir
eu cinq enfants, il leur répondit plus magnifiquement encore dans son autre
poème Crescite et multiplicamini. Le besoin de justifier sa conduite
vis-à-vis de son entourage fit de lui le poète social qu'il fut quelque temps.
Il reprit sa double thèse patriotique dans sa comédie de l'Herbager, qui
faillit aller à la Comédie‑Française. Porel, à l'affût des nouveaux
talents, se fit donner la pièce pour l'Odéon, qu'il dirigerait alors. Certains
journaux annoncèrent un chef-d'œuvre, ce qui est toujours dangereux. La presse
accourut au grand complet pour voir la merveille de ce poète paysan qui devait
tout démolir. On en trouva la technique un peu naïve; le poète, improvisé
dramaturge, ne savait pas encore l'art de tirer d'une scène tout ce qu'elle
pouvait donner. Il manquait de métier plutôt que de génie. C'était assez pour
faire ricaner ces critiques féroces, habitués à goûter surtout le savoir faire
scénique et à juger les auteurs là-dessus. Le lendemain, ce fut l'exécution en
règle. Porel intimidé retira, deux jours après, de l'affiche cet Herbager qui
pourtant mérite peut-être de survivre à toute la littérature théâtrale d'alors,
de marquer une date et d'être rangé en bonne place parmi les meilleures choses
du second ordre. En tout cas, jamais le mal malhusien n'a été dénoncé en vers
plus vigoureux, plus hardis et plus beaux.
Cet échec inattendu fut un écroulement pour Paul
Harel, qui, au lieu de l'avenir brillant sur lequel il avait cru pouvoir
compter, allait se retrouver en face de cruels soucis. Il entreprit de lutter,
réunit une troupe, parmi laquelle il interprétait lui-même un rôle, et
conduisit une tournée de sa pièce à travers les villes de la Normandie. Il y goûta
le réconfort de quelques soirées triomphantes, mais au point de vue financier,
se trouva bien heureux d'avoir à la fin joint les deux bouts.
Au fond, cela valut peut-être mieux ainsi. Si l'Herbager
avait eu le succès espéré, Harel n'eût pas manqué d'écrire d'autres pièces dans
le même goût. I1 eût été perdu pour la vraie poésie.
Harel, obligé de gagner la vie des siens, se fit
placier en vins. Tous ses amis normands lui constituèrent une clientèle. Ce fut
au cours d'une de ces visites au directeur de l'œuvre de Montligeon, que ce
dernier lui fit la proposition de monter avec lui une Revue. Ce fut ainsi que
Paul Harel devint fondateur et directeur de La Quinzaine, qui tout de
suite prit un rapide essor. La Quinzaine, que les lettrés catholiques
n'ont pas oubliée, se présentait, sous un aspect fort agréable, comme une revue
à la fois doctrinale et très littéraire, s'adressant surtout, à la clientèle
des châteaux. Fonsegrives, qui, deux ans après, succéda à Harel, essaya,
comptant sur une clientèle de prêtres, d'en faire l'organe de la démocratie
catholique; mais les ecclésiastiques, auxquels il s'adressait, ne répondirent
guère, son appel et les châteaux se désabonnèrent. Au bout de quelques années, La
Quinzaine, accueillie avec tant d'espoirs, dut cesser sa publication et
disparaître.
Ce séjour de deux ans à Paris, de 1893 à 1895, en
plein mouvement symboliste, détermina chez Harel une heureuse évolution. Il
subit vivement le charme aristocratique de la nouvelle poésie, à laquelle son
chef, Henri de Régnier, avait su donner tant d'élégance intérieure et une si
haute mélancolie. Evidement, sous cette influence. Harel ne fut changé qu'en
lui-même; mais le gentilhomme‑né qu'il était, et qui s'ignorait, remplaça
le poète rustique et social. Ses poèmes s'emplirent d'une musique plus secrète
et d'une grâce plus romanesque. Aux robustes Voix de la Glèbe, parues en
1892, succédèrent les automnales et exquises sonates des Heures Lointaines ;
après quoi, resserrant encore sa manière, il atteignit ce moule de perfection vraiment
virgilienne, qui caractérise l' admirable recueil intitulé En Forêt,
l'un des plus délicieux que ce siècle ait vu éclore.
Ce fut son sommet. Bientôt il demanda au mysticisme
de nouvelles sources d'inspiration, dont témoignent ses Poèmes Mystiques et
Champêtres et son beau recueil de sonnets, La Vie et le Mystère,
parti chez Garnier. Il poussa même jusqu'à la théologie et la prophétie
apocalyptique, accomplissant ainsi son cycle tout entier. Il y a encore de
beaux éclairs dans ses derniers vers, que gâte un peu son souci excessif de la
rime riche.
Mais, je le répète, c'est surtout sur ces trois
recueils Aux Champs (1884), Les Heures Lointaines, En Forêt,
qu'il faut le juger. Il y égale et dépasse les plus grands de sa génération.
Le poète chez lui est doublé d'un prosateur dont l'
irrésistible humour est coulé dans une langue d'une pureté classique.
Plusieurs de ses contes paysans l'emportent sur ceux de Maupassant, non
seulement par la beauté du style mais par la jolie émotion qui s'en dégage et
qui les rend plus humains et plus vrais. Il faudra faire un recueil unique de
ses récits et souvenirs d'auberge, épars dans divers livres et qui resteront au
nombre des petits chefs, d'œuvre de notre littérature.
Et
que dire de ceux qu'il se contentait de parler et qu'il n'a pas écrits ? de
toutes ces petites comédies qu'il improvisait pour notre joie et dont il était
le récitant et le fantastique acteur ? Que dire de ses Chansons de Chasse,
d'un charme si profond et auxquelles sa voix donnait de si poétiques résonances
? Que dire de toute cette poésie vivante, dont sort âme était l'inépuisable
foyer et qui faisait de sa compagnie une perpétuelle fête de l'esprit et du
cœur ?
Et qui dira le joyeux branle-bas qu'apportait chaque
fois dans les cœurs cette nouvelle : "Harel arrive" Harel, prince des
festins, roi du rire sain, maître en divine fantaisie, enchantement de
l'amitié, fleur du Christianisme ?
Alfred POIZAT.
(1er Mai 1927)
Article tiré de "Paul HAREL – Ses obsèques. Quelques articles nécrologiques"
Imprimerie E. Langlois – Argentan, 1927.